16

 

Elle aurait dû s’enfuir, le repousser. Mais, au lieu de partir, Cassie se blottit au creux de son épaule avec un soupir, enfouissant son visage dans la douceur moelleuse de son épais pull irlandais. Elle pouvait sentir sa chaleur qui l’enveloppait, la sécurisait, la protégeait. Comme un cocon. Il sentait si bon : les feuilles d’automne, le feu de bois, le vent marin. Elle en frissonnait de la tête aux pieds et son cœur cognait si fort qu’il allait sûrement exploser.

C’est alors qu’elle comprit ce qu’on entendait par « Amour interdit ». C’était exactement ça : désirer avec cette force-là et éprouver cet état de grâce-là, ce bonheur absolu, tout en sachant que c’était défendu. Elle sentit Adam s’écarter imperceptiblement. Elle leva les yeux vers lui et sut qu’il était aussi dépassé qu’elle.

— Il ne faut pas, chuchota-t-il d’une voix rauque. Il ne faut pas...

Perdue dans son regard, dans ces yeux de la couleur de l’océan, cette nuit-là, quand elle avait entendu l’appel de ses eaux noires, l’invitant, dans un murmure, à se noyer dans ses profondeurs, Cassie sentit ses lèvres former un « Non » muet. C’est à ce moment-là qu’il l’embrassa.

En cet instant, elle oublia jusqu’au sens du mot « penser ». Emportée par une vague de pure sensation, elle n’était plus qu’émotion. C’était comme se faire prendre par le ressac : se sentir aspirée, perdre pied, basculer, tourbillonner sans plus savoir où l’on était, sans jamais pouvoir se retenir, s’arrêter. Elle crut mourir, mais oh ! d’une mort si douce.

Elle tremblait de partout. Elle ne tenait plus debout. S’il ne l’avait pas enlacée, elle se serait effondrée. Jamais elle n’avait ressenti ça, jamais, avec aucun garçon. Prise dans une telle tempête, au cœur de cette mer déchaînée, à quoi bon résister ? Il n’y avait rien à faire sinon s’abandonner, se donner, se livrer corps et âme.

Chaque divine émotion était encore plus vive que la précédente et elle était à deux doigts de défaillir d’un trop-plein de douceur et de désir. Elle ne voulait même plus lutter. Et, en dépit de cette ardeur, de cette impétuosité, de sa propre vulnérabilité, elle n’avait pas peur. Parce qu’elle savait pouvoir lui faire confiance. Il la guidait et elle le suivait, les yeux écarquillés, émerveillée, dans un monde dont elle n’avait même jamais soupçonné l’existence.

Et il l’embrassait encore et encore... C’était comme une fièvre qui s’emparait d’eux et qui les chavirait, ivres mais toujours assoiffés. Elle se savait tout empourprée par la fougue de leurs baisers : sa gorge, ses joues… Elle sentait cette chaleur qui les consumait.

Elle ne saurait jamais combien de temps ils restèrent ainsi, debout, au sommet de la falaise, soudés dans cette étreinte, si torride qu’elle aurait dû faire fondre la pierre autour d’eux. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’un peu plus tard, sans jamais la lâcher, il l’emmena s’asseoir sur un rocher.

Reprenant son souffle, elle enfouit de nouveau son visage au creux de son épaule. Elle y trouva la sérénité. L’indomptable passion qui les avait saisis avait laissé place à une douce et langoureuse torpeur. Elle se sentait en sécurité, acceptée : à sa place. Tout était si simple, si évident, si beau.

— Cassie, dit-il, d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas.

En l’entendant, elle crut que son cœur fondait et que son amour pour lui l’irriguait, éveillant son corps, l’éveillant à la vie, au monde, s’écoulant par ses paumes vers le ciel, par ses pieds vers la terre, communiant en un amour universel. Elle ne serait plus jamais la même.

— Je t’aime, souffla-t-il.

Elle ferma les yeux. Elle sentit le baiser qu’il déposait de ses lèvres entrouvertes sur ses cheveux ébouriffés.

Le lien d’argent les avait enveloppés d’un cocon scintillant, comme une île au milieu d’un lac miroitant au clair de lune. La fièvre était tombée. Tout était si calme, si paisible. Elle avait l’impression qu’elle aurait pu flotter là éternellement.

Mon destin, songeait-elle. Elle avait enfin trouvé un sens à sa vie. Chaque moment l’avait conduite ici, l’avait préparée à ça. À ce miracle. Pourquoi en avait-elle eu si peur ? Comment avait-elle pu vouloir y échapper ? Il n’y avait là que du bonheur. Elle n’aurait plus jamais peur désormais...

Et puis, brusquement, tout lui revint.

Comme une gifle en pleine face. L’horreur absolue ! « Oh ! Seigneur ! mais qu’est-ce qu’on a fait ? »

Elle recula si violemment qu’il dut la retenir pour l’empêcher de tomber.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, broyée par cette horreur qui balayait tout en elle. Oh mon Dieu ! Adam, comment on a pu ?

Pendant quelques secondes, son regard demeura flou, comme s’il avait les yeux ouverts mais ne voyait pas, comme s’il ne comprenait pas ce qu’elle lui disait. Pourquoi avait-elle donc crevé leur bulle de bonheur ? Et puis elle vit la lumière se faire dans son esprit et, dans ses prunelles argentées, quelque chose vaciller. Ses pupilles se dilatèrent, agrandies par l’angoisse.

Alors, sans même quitter la chaleur de ses bras, sans même cesser de le regarder, Cassie se mit à pleurer.

Comment avaient-ils pu laisser un truc pareil arriver ? Comment avait-elle pu faire ça à Diana ? Diana qui l’avait sauvée, qui lui avait offert son amitié, qui l’avait adoptée. Diana qui lui faisait confiance ! Diana qu’elle aimait comme une sœur.

La place d’Adam était auprès de Diana. Elle savait que Diana n’avait jamais envisagé la vie sans Adam, que tous ses projets, tous ses espoirs, tous ses rêves incluaient Adam. Diana et Adam étaient faits l’un pour l’autre...

Elle repensa, soudain, à la façon dont les beaux yeux de Diana s’illuminaient lorsqu’elle voyait Adam, à cette tendresse avec laquelle elle parlait de lui, comment elle rayonnait à la seule mention de son nom.

Et Adam aimait Diana, lui aussi. Elle en était aussi sûre que de ses propres sentiments pour lui. Adam vénérait Diana. Il l’adorait, lui vouait un amour aussi pur, aussi profond et aussi indestructible que celui que Diana lui portait.

Or, elle savait, maintenant, qu’Adam l’aimait tout autant. Mais comment pouvait-on aimer deux personnes en même temps ? Comment pouvait-on être amoureux de deux personnes en même temps ? C’était pourtant bel et bien le cas.

Impossible d’ignorer cette alchimie entre Adam et elle, cette empathie, cette attirance mutuelle, ce lien qui les aimantait. Donc, il était manifestement possible d’aimer deux personnes différentes en même temps.

Mais Diana passait en premier.

— Tu l’aimes quand même, chuchota-t-elle.

Elle avait besoin de se l’entendre dire. Déjà, au fond, tout au fond de son cœur, elle sentait poindre une douleur sourde.

Il ferma les yeux.

— Oui, avoua-t-il d’une voix éraillée. Oh ! Cassie, je suis tellement désolé...

— Non, non, c’est bon.

Elle reconnaissait cette douleur, maintenant. C’était le déchirement de l’abandon, l’agonie du vide. Et ça ne faisait que commencer...

— Parce que moi aussi, lui expliqua-t-elle. Et je ne veux pas lui faire de mal. Je n’ai jamais voulu lui faire du mal. C’est bien pour ça que je m’étais promis de toujours garder le secret sur...

— C’est ma faute, l’interrompit-il, d’une voix étranglée de culpabilité. (Il s’en voulait à mort, ça s’entendait.) J’aurais dû réaliser plus tôt. J’aurais dû reconnaître la nature de mes sentiments et agir en conséquence. Au lieu de ça, je t’ai forcée à faire exactement ce que tu cherchais à éviter.

— Personne ne m’a forcée, lui fit-elle remarquer avec douceur.

Elle avait recouvré un ton calme et ferme. Tout était redevenu simple et clair. Elle savait ce qui lui restait à faire.

— C’est notre faute à tous les deux, déclara-t-elle. Mais ce n’est pas ça l’important. L’important c’est que ça ne se reproduise pas. Jamais. C’est la seule chose qui compte. Il faut qu’on trouve le moyen d’en être sûrs, d’une façon ou d’une autre.

— Mais comment ? On pourra toujours s’en vouloir autant qu’on veut je peux me mépriser –, si jamais on se retrouve seuls tous les deux...

— Alors, il ne faut pas qu’on soit seuls. Jamais. Et il ne faut pas qu’on soit assis l’un à côté de l’autre, ni qu’on se touche, ni même qu’on se laisse aller à en rêver ou à fantasmer.

Elle savait ce qu’elle disait et elle n’avait pas peur. Elle était juste convaincue que c’était la seule solution.

Son regard bleu-gris s’était assombri.

— J’admire ton self-control...

— On n’a pas le choix, Adam. (Elle fondait rien qu’en prononçant son nom.) Quand tu es rentré, mardi, juste après mon initiation, quand je me suis rendu compte que Diana et toi… Eh bien, cette nuit-là, je me suis juré que jamais Diana n’aurait à souffrir de mes sentiments pour toi. J’ai juré de ne jamais la tromper. Tu veux la tromper, toi ?

Il y eut un silence et elle sentit le spasme involontaire des poumons d’Adam qui se bloquaient. Et, avec ses autres sens, ceux du dedans, elle ressentit le supplice qu’il endurait. Et puis il relâcha son souffle et ferma de nouveau les yeux. Quand il les rouvrit, elle y lut sa réponse avant même qu’il ne la lui donne et la sentit dans sa chair, quand il la lâcha et se redressa, laissant l’air froid s’engouffrer entre leurs corps, les séparant comme une lame glacée.

— Non.

Sa voix était plus assurée, tout à coup, et son visage, empreint d’une nouvelle détermination.

Ils se regardèrent alors, non plus comme deux amoureux, mais comme deux soldats. Comme des compagnons d’armes fermement résolus à combattre un même ennemi pour atteindre un même but. Leur passion serait refoulée, murée, si profondément engloutie que personne ne s’en douterait jamais. Ça les rapprochait, ça créait une nouvelle intimité entre eux, peut-être même plus étroite que celle qui unit des amoureux. Quoi qu’il arrive, quoi qu’il puisse leur en coûter, jamais ils ne trahiraient la fille qu’ils aimaient.

Plongeant les yeux droit dans les siens, il lui dit :

— C’était quoi, ce serment que tu as prêté, cette nuit-là ? Est-ce que tu l’avais trouvé dans le Livre des Ombres de l’un des nôtres ?

— Non… (Elle sembla réfléchir, troublée.) Je n’sais pas, se reprit-elle. Sur le coup, j’ai cru que je l’inventais. Mais, maintenant, je me dis que ces mots-là pouvaient très bien venir de plus loin. Ça donnait quelque chose comme : « Ni en parole, ni en acte… »

Il hocha la tête.

— J’ai lu ça quelque part. C’est une très vieille incantation et… extrêmement puissante qui invoques les quatre Pouvoirs pour les prendre à témoin et, si jamais tu te parjures, libre à eux de se dresser contre toi. Est-ce que tu veux le refaire maintenant ? Avec moi ?

Elle s’y attendait si peu qu’elle en eut le souffle coupé. Mais s’il y avait une chose dont elle serait éternellement fière, c’est bien de ce « oui » qui résonna pur et clair et qu’elle avait prononcé pratiquement sans hésiter.

— Dans ce cas, il nous faut du sang, déclara-t-il, en se levant pour sortir un couteau de la poche arrière de son jean.

Cassie se dit que c’était plutôt surprenant. Mais, en fait, ça ne l’étonnait pas vraiment. Tout charmant qu’il puisse être, Adam était aussi habitué à se prendre en charge : il savait se défendre.

Sans plus de cérémonie, il se coupa la paume (son sang sembla noir, dans la faible clarté argentée), et lui tendit le couteau.

Cassie retint sa respiration. Elle n’était pas très brave. Elle avait horreur de souffrir… Mais elle serra les dents et appuya le tranchant contre sa paume. « Imagine seulement la peine que tu aurais pu causer à Diana », s’encouragea-t-elle. Et d’un geste vif, elle fit glisser la lame. Ça lui fit mal, mais elle ne laissa pas échapper la moindre plainte.

Elle tourna les yeux vers Adam.

— Maintenant, répète après moi, lui dit-il, en levant sa main coupée vers le ciel étoilé. Feu et Terre, Eau et Air...

— Feu et Terre, Eau et Air...

— Écoutez bien, Soyez témoins...

— Écoutez bien, Soyez témoins...

Malgré la simplicité des mots employés, Cassie sentit que les éléments avaient effectivement été invoqués et qu’ils écoutaient. La nuit paraissait soudain chargée d’électricité et le scintillement des étoiles au firmament semblait plus froid, plus étincelant. Elle en eut la chair de poule.

Adam tourna alors sa main pour que les gouttes de sang tombent sur les ajoncs et la terre sablonneuse. Cassie l’observait, fascinée.

— Moi, Adam, je jure de ne jamais trahir ma parole : de ne jamais trahir Diana, promit-il.

— Moi, Cassie, je jure de ne jamais trahir ma parole..., murmura-t-elle, en regardant son propre sang couler le long de sa main. Ni en parole, ni en acte, ni en veille, ni dans mon sommeil, ni par mon éloquence, ni par mon silence...

Elle chuchota les mots en écho.

— … ni sur cette terre, ni en nul lieu dans l’univers. Si je me dédis, que le feu me consume, que l’air me suffoque, que la terre m’engloutisse et que l’eau recouvre ma tombe.

Cassie répéta. Et, quand elle prononça les derniers mots « et que l’eau recouvre ma tombe », elle perçut comme un déclic, comme si quelque mystérieux processus s’était enclenché. Comme si on avait pincé la corde de l’espace et du temps et qu’elle vibrait en reprenant sa place. Retenant son souffle, Cassie l’écouta un moment chanter.

Et puis elle regarda Adam.

— C’est fini, chuchota-t-elle.

Et elle ne parlait pas seulement du serment.

— C’est fini, confirma Adam.

Ses yeux ressemblaient à deux puits noirs cerclés d’argent. Il tendit sa paume ensanglantée vers elle. Elle hésita, puis lui prit la main. Elle sentit ou il lui sembla sentir leurs sangs se mêler et tomber ensemble sur le sol : le douloureux symbole de ce qui ne pourrait jamais exister.

Et puis, lentement, il la lâcha.

— Tu vas rendre la rose de cristal à Diana ? lui demanda-t-elle posément.

Il sortit la calcédoine de sa poche et la tint dans sa paume encore mouillée de sang.

— Je vais la lui donner.

Cassie hocha la tête. Elle ne pouvait pas dire ce qu’elle entendait par là, à savoir que la pierre retournerait à sa place, comme Adam retrouverait la sienne : auprès de Diana.

— Bonne nuit, Adam, lui dit-elle doucement, en le regardant, debout, là, sur la falaise, avec le ciel étoilé derrière lui.

Et puis, elle se retourna et marcha vers les lumières de la maison de sa grand-mère. Cette fois, il ne la rappela pas.

 

— Ah ! au fait, lui dit sa grand-mère, j’ai trouvé ça dans l’entrée, ce matin. Quelqu’un a dû la glisser dans la boîte aux lettres.

Sa grand-mère lui tendait une enveloppe.

Elles étaient assises à la table du petit déjeuner. Le soleil de ce beau dimanche matin pénétrait par les fenêtres, radieux. Comment tout pouvait-il donc être aussi normal ? s’indignait Cassie.

Mais un seul regard à l’enveloppe suffit à lui donner un coup au cœur. Son nom était écrit dessus : de grandes lettres jetées négligemment sur le papier. À l’encre rouge.

Elle la déchira et resta les yeux rivés au message qu’elle contenait, pendant que ses céréales ramollissaient dans son bol de lait. Il disait :

 

Cassie,

Tu vois, j’écris en mon nom, cette fois-ci. Passe chez moi (au numéro 6) quand tu auras un moment, aujourd’hui. Il y a un truc spécial dont j’aimerais te parler. Crois-moi, tu ne le regretteras pas.

A+,

Faye.

(P.-S. : ne dis à personne du Club que tu viens me voir, tu comprendras sur place pourquoi.)

 

Elle en avait des frissons, comme si tout son corps l’alertait du danger. Sa première impulsion fut d’appeler Diana. « Oui, mais, si Diana a passé la nuit à purifier le crâne, elle doit être crevée, se raisonna-t-elle. Et Faye est bien la dernière chose dont elle aura besoin de s’occuper !

 » Bon d’accord, je ne vais pas la déranger, résolut-elle. Je vais d’abord aller voir ce que veut Faye. Un truc qui a à voir avec le rituel d’hier, j’parie. Ou peut-être qu’elle veut avancer les élections et qu’elle cherche des voix… ? »

La maison de Faye était l’une des plus belles de Crowhaven Road. En voyant une employée de maison l’inviter à entrer, Cassie se souvint que la mère de Faye était malade et que son père était mort, Diana le lui avait dit. Il y avait beaucoup de familles monoparentales sur Crowhaven Road.

La chambre de Faye était ce qui s’appelle une chambre de « gosse de riches » : téléphone sans fil, PC, console de jeux, écran plat, home cinéma, tonnes de DVD… rien n’y manquait. D’énormes fleurs tropicales stylisées recouvraient tout, y compris le lit deux places croulant sous les coussins et les oreillers. Cassie s’assit sur la banquette, sous la fenêtre, en attendant que Faye daigne se montrer. Elle remarqua aussi les bougies rouges sur la table de chevet.

Soudain, le volant du couvre-lit remua et un petit chaton roux pointa le bout de son nez, presque immédiatement suivi par un petit chaton gris.

— Oh ! qu’ils sont mignons ! s’exclama Cassie, attendrie.

Elle n’aurait jamais imaginé que Faye puisse être le genre de fille à aimer les chatons. Elle se tint parfaitement immobile et, exactement comme elle l’avait escompté, les deux petites bêtes sortirent de leur cachette pour venir vers elle. Elles sautèrent sur la banquette et grimpèrent sur ses genoux avant d’entreprendre d’explorer ce nouveau territoire en ronronnant comme des poêles.

Cassie fut prise d’un fou rire et se tortilla, chatouillée par les petites pattes du chaton gris qui grimpait sur son pull pour aller se jucher, en équilibre précaire, sur son épaule. Ils étaient vraiment trop craquants. Le roux : adorable petite boule de poils duveteuse et flamboyante, presque orange, et le gris : tout lisse et brillant, presque argent. Leurs minuscules griffes, fines comme des aiguilles, la picotaient tandis qu’ils l’escaladaient sans se gêner. L’orange alla se nicher dans ses cheveux en lui donnant des petits coups de patte derrière l’oreille. Elle pouffa.

Il essayait de trouver sa place, ronronnant de plus belle, en pétrissant son cou avec ses pattes. Elle sentait son petit nez froid fouiner. Le gris faisait pareil de l’autre côté. Oh ! qu’est-ce qu’ils étaient trognons ! Quels amours de petits...

— Aïe ! Hou ! Oh mais, arrêtez ! Aïe ! Fichez le camp ! Fichez le camp !

Elle attrapa les deux petits corps velus pour essayer de les décrocher. Ils étaient empêtrés dans ses cheveux et ils se cramponnaient toutes griffes dehors et même… avec les dents ! Quand Cassie réussit enfin à les arracher, elle dut se retenir pour ne pas les projeter à terre. Elle porta aussitôt les mains à son cou.

Ses doigts étaient mouillés. Elle écarquilla les yeux d’horreur en les voyant écarlates.

Ils l’avaient mordue, les petits monstres ! Et maintenant, assis bien gentiment sur le tapis, ils se pourléchaient les babines, leur minuscule langue rose léchant goulûment son sang sur leurs griffes. Cassie fut saisie d’une violente répulsion.

Debout sur le seuil, Faye eut un petit rire de gorge.

— Peut-être qu’ils n’ont pas leur compte de vitamines et de minéraux dans leur pâtée, railla-t-elle.

Avec ses magnifiques boucles noires, encore mouillées, qui cascadaient dans son dos, et sa peau d’albâtre, encore humide, mise en valeur par le riche grenat de son peignoir, la brune incendiaire était à tomber.

« Je n’aurais pas dû venir », songea Cassie, en proie tout à coup à une peur irraisonnée. Mais Faye n’oserait pas lui faire de mal, maintenant. Diana finirait bien par le découvrir. Le Cercle le découvrirait. Faye devait bien savoir qu’elle ne pourrait pas s’en tirer comme ça.

La sublime brune s’assit sur son lit.

— Alors, qu’est-ce que tu as pensé du rituel d’hier ? Ça t’a plu ? lui demanda-t-elle d’un ton détaché.

« J’en étais sûre. »

— Ça allait jusqu’à ce qu’il y ait… un p’tit problème...

Elle releva les yeux vers Faye.

Le rire grave et languide de cette dernière s’éleva dans la pièce.

— Oh ! Cassie. Je t’aime bien. Vraiment. J’ai tout de suite vu que tu avais quelque chose de spécial, dès le début. Je sais qu’on n’a pas pris un très bon départ, toutes les deux, mais je crois que ça va changer, maintenant. Je crois qu’on va devenir de très bonnes amies.

Sur le coup, Cassie en resta sans voix. Et puis elle parvint à recouvrer suffisamment son sang-froid pour lui répliquer :

— Ça m’étonnerait, Faye.

— Oh ! mais pas moi. Et c’est ce qui compte, Cassie.

— Faye… (Bizarrement, après ce qui s’était passé la nuit précédente, Cassie découvrit qu’elle avait le courage de dire des choses qu’elle n’aurait jamais osé rêver dire avant.) Faye, je ne pense pas qu’on ait quoi que ce soit en commun, toi et moi. Et je ne pense pas avoir très envie d’être ton amie.

Faye se contenta de sourire.

— C’est dommage, lui rétorqua-t-elle de sa voix doucereuse, parce que, tu vois, je sais certaines choses, Cassie.

Et je crois que c’est le genre de choses que tu ne voudrais confier qu’à une très très bonne amie...

Cassie crut que la terre s’ouvrait sous ses pieds.

Faye ne pouvait pas sous-entendre que… Oh ! non, elle ne pouvait pas faire allusion à ce qu’elle pensait. Cassie dévisagea la fille de terminale, en ayant l’impression que des tenailles de glace lui tordaient l’estomac.

— Vois-tu, enchaîna Faye, il se trouve que j’ai beaucoup d’amis. Et qu’ils me racontent des trucs. Des trucs qu’ils voient ou qu’ils entendent dans le quartier… Et tu sais quoi ? La nuit dernière, certains de ces amis ont vu quelque chose de très très intéressant sur la falaise...

Cramponnée à la banquette, Cassie sentit son regard se voiler.

— Ils ont vu deux personnes sur la falaise devant le numéro 12. Et ces deux personnes étaient en train de… eh bien, comment dire ? De devenir amis, eux aussi. Très très amis. C’était même plutôt chaud, d’après c’qu’on m’a décrit.

Cassie voulut parler, mais aucun mot ne sortit.

— Et tu ne devineras jamais qui étaient ces deux amoureux transis ! Je ne l’aurais jamais cru moi-même, si ça ne m’avait pas fait penser à un poème que j’avais lu quelque part. Comment c’était, déjà ? « Chaque nuit, dans mon lit, je rêve à celui… »

— Faye ! s’écria Cassie, en se levant d’un bond.

L’intéressée sourit.

— Je vois qu’on s’comprend. Diana n’a jamais lu ce petit poème-là, n’est-ce pas ? C’est bien c’que j’pensais. Alors, Cassie, si tu ne veux pas qu’elle en entende parler, ni qu’elle apprenne ce qui s’est passé sur la falaise, cette nuit, je pense que tu ferais mieux de te décider à être mon amie. Et vite. Tu n’es pas de mon avis ?

— Ce n’était pas c’que tu crois, se défendit Cassie. (Elle était brûlante et elle tremblait autant de peur que de rage.) Tu ne comprends pas du tout...

— Bien sûr que si je comprends. Adam est très attirant. Et j’ai toujours soupçonné leur petit numéro de « la fidélité éternelle » de n’être que du cinéma. Je ne te blâme pas, Cassie. C’est tout à fait naturel...

— Ce n’était pas c’que tu crois, s’entêta-t-elle. Il n’y a rien entre nous...

Faye ricana.

— D’après ce qu’on m’a dit, il n’y avait vraiment rien entre vous, cette nuit, effectivement… Pardon. Non, franchement, j’aimerais te croire, Cassie, mais je me demande si Diana verra les choses comme ça. Surtout quand elle apprendra que tu as complètement oublié de mentionner ta rencontre avec son petit ami, cet été, quand « il a su t’éveiller », ou quelque chose dans ce goût-là. Comment c’était déjà ?

— Non..., souffla Cassie.

— Et puis cette façon que tu as eue de le regarder, quand il est arrivé, après ton initiation… Bon, Diana n’a rien vu. Mais je dois bien avouer que tu as éveillé mes soupçons. La petite scène sur la falaise n’a fait que les confirmer. Quand je dirai à Diana que...

— Tu ne peux pas faire ça ! s’affola Cassie. Tu ne peux pas lui dire. Je t’en prie, Faye. Elle ne comprendra pas. Ce n’est pas du tout c’que tu crois. Mais elle ne comprendra pas.

Faye secouait la tête

— Tss, tss, tsss… Mais, Cassie, Diana est ma cousine. Ma famille. Je dois lui dire.

Un rat courant frénétiquement dans un labyrinthe, voilà ce qu’elle était. Un rat cherchant désespérément une issue qui n’existait pas. La panique lui martelait les tympans. Faye ne pouvait pas dire ça à Diana. Ce n’était pas possible. Rien que de penser à l’expression de Diana quand elle… à comment elle la regarderait...

Et à comment elle regarderait Adam. C’était presque pire. Elle penserait qu’ils l’avaient trahie, qu’ils l’avaient trompée. Et l’air qu’elle aurait elle… l’air qu’aurait Adam...

Elle pourrait tout supporter sauf ça.

— Tu n’peux pas, murmura-t-elle. Tu n’peux pas.

— Eh bien, je te l’ai déjà dit, Cassie. Si on était amies, très très amies, je parviendrais peut-être à garder ton secret. On a beau être cousines, Diana et moi, pour mes amis, je ferais n’importe quoi. Et..., ajouta Faye avec un sourire entendu, sans jamais quitter des yeux le visage de Cassie, j’attends d’eux qu’ils fassent n’importe quoi pour moi...

C’est alors, seulement alors, que Cassie comprit où Faye voulait en venir. Tout se figea soudain autour d’elle. Un silence pesant envahit la chambre. Son cœur cogna un grand coup, puis sembla tomber comme une pierre dans l’onde noire. Et s’enfoncer, s’enfoncer, s’enfoncer...

Du fond du gouffre, sa voix, ténue, désincarnée, demanda :

— Quel genre de choses ?

Faye sourit. Elle s’adossa contre ses oreillers avec un soupir d’aise, son peignoir s’ouvrant pour révéler une longue jambe fuselée d’une blancheur nacrée.

— Eh bien, voyons, laisse-moi réfléchir, répondit-elle, feignant l’hésitation, étirant le moment, faisant durer le plaisir. J’étais sûre qu’il y avait quelque chose… Ah oui ! J’aimerais vraiment récupérer ce crâne de cristal qu’Adam a rapporté. Je suis persuadée que tu sais où Diana l’a caché. Et, sinon, je suis persuadée que tu sauras le trouver.

— Non ! hoqueta Cassie, horrifiée.

— Si, répliqua Faye, radieuse. C’est ce que je veux, Cassie. Pour que tu puisses me montrer quelle excellente amie tu es. Ça, et rien d’autre.

— Faye, tu as vu ce qui s’est passé, hier soir. Ce crâne est maléfique. Quelque chose de terrible a déjà été libéré à cause de lui. Si jamais tu invoquais son pouvoir… qui sait ce qui pourrait arriver ? (« Et, suggéra son esprit embrumé, qui sait ce que Faye a l’intention d’en faire ? ») Pourquoi tu tiens tant à l’avoir ? lâcha-t-elle brusquement.

Faye secoua la tête d’un air indulgent.

— C’est mon petit secret, fredonna-t-elle. Si on devient vraiment de très bonnes amies, peut-être que je te montrerai un jour.

— Mais je ne le ferai pas. Je n’peux pas, Faye. Je n’peux pas.

— Oh ! C’est trop bête. (Elle haussa les sourcils et plissa ses lèvres pulpeuses.) Parce que ça veut dire que je vais être obligée d’appeler Diana. Je trouve que ma cousine a tout de même le droit de savoir c’que fait son mec.

Elle attrapa son téléphone sur la table de chevet et appuya sur les touches d’un long doigt élégamment verni d’écarlate.

— Allô, Diana ? C’est toi ?

— Non ! s’écria Cassie, en bondissant sur Faye pour lui agripper le bras.

Faye enfonça la touche qui coupait le son du combiné.

— Est-ce à dire qu’on est d’accord ? demanda-t-elle posément.

Cassie était incapable de former les mots « oui » ou « non ».

Faye tendit le bras pour attraper Cassie par le menton, comme elle l’avait fait, ce jour-là, à la rentrée, sur les marches du lycée. Cassie sentait les longs ongles s’enfoncer dans sa chair et la force des doigts de Faye qui se resserraient comme des serres. Faye la regardait fixement avec ses étranges yeux couleur de miel. « Les faucons ont les yeux jaunes », pensa subitement Cassie. Les rapaces. Les prédateurs. Il n’y avait pas d’échappatoire. Elle était coincée… prise au piège… comme une petite souris attrapée au vol par un oiseau de proie.

Les yeux d’or la dévisageaient toujours. Ils ne la lâchaient pas, plongeant en elle… Elle avait tellement peur qu’elle en avait le vertige. Et, cette fois, il n’y avait aucun rocher auquel se raccrocher, aucune pierre pour la protéger. Elle se trouvait dans la chambre de Faye, au premier, et rien ni personne ne pourrait venir à son secours.

— Est-ce qu’on est d’accord ? répéta Faye.

Aucune échappatoire. Aucun espoir. La vue de Cassie se brouillait de plus en plus. Tout s’assombrissait autour d’elle. A peine si elle pouvait encore entendre Faye par-dessus le torrent qui vrombissait dans ses oreilles.

Elle sentit les dernières barrières de résistance céder, sa volonté l’abandonner.

— Alors ? insista Faye de sa voix de gorge railleuse.

Se rendant à peine compte de ce qu’elle faisait, Cassie hocha la tête comme une marionnette.

Faye la lâcha. Et puis elle appuya de nouveau sur une touche.

— Désolée, Diana, je me suis trompée de numéro. Je voulais appeler le réparateur. À bientôt !

Et elle raccrocha.

Elle s’étira alors comme un gros chat, reposant le combiné sur la table de nuit dans le même mouvement. Et puis elle croisa les bras derrière sa tête et considéra Cassie, un sourire satisfait aux lèvres.

— Bien, dit-elle. D’abord, tu me rapportes le crâne. Et après ça… Eh bien, après ça, je réfléchirai à ce que je veux d’autre. Tu as compris qu’à partir de maintenant, tu m’appartiens, Cassie ?

— Mais j’croyais..., bredouilla Cassie, toujours aveuglée par cette mouvante brume grise qui l’ensevelissait. Je croyais qu’on était amies.

— Oh ! C’était un euphémisme. En clair, à partir de maintenant, tu es ma prisonnière. Je te tiens, Cassie Blake. Tu m’appartiens corps et âme. Corps et âme.

Cassie fait désormais partie du Cercle. Entre amour et trahison, quelle voie sera-t-elle obligée de suivre ?

Fin du tome 1